Réflexion sur le naturel II

Deuxième partie (suite)


Nos deux "naturels"
J’en viens donc à penser que chacun d’entre nous possède au moins deux "naturels", le premier qui est naturellement en nous (qui provient de nos héritages génétiques, de notre éducation, etc.) et l’autre qui est un naturel scénique qui fait partie de nous (et qui provient de notre expérience de la scène et de notre éducation artistique - mime, art dramatique, art martiaux, dessins, etc.). L’un étant le complément de l’autre et l’un ne pouvant vivre sans l’autre. Si je vais encore un peu plus loin dans ma réflexion, je dirais que ce naturel scénique ne peut vivre que s’il vient véritablement de notre vie intérieure. C’est la raison pour laquelle les plagiaires ne trompent qu’eux-mêmes quand ils essayent de reconstituer un naturel qui ne leur appartient pas. Le public n’est pas dupe, il sent bien que quelque chose ne va pas. Il ne pourra peut-être pas l’expliquer par des mots mais en tout cas, cette copie de l’artiste original qui se présente à lui, sera une barrière psychologique qui ne lui permettra pas de rentrer de plein pied dans le spectacle. Trouver son naturel scénique prend du temps. Oserais-je dire qu’il peut prendre toute une vie ? J’ai parfois la sensation de l’avoir trouvé puis quelques jours plus tard j’ai la désagréable sensation de le perdre à nouveau. Alors, ma course au naturel est faite de rapprochements et d’éloignements avec des moments de joie et des moments de doute, mais toujours, j’ai bien dit toujours, je reste fidèle à moi-même. Je m’ouvre aux autres pour qu’ils m’influencent par leurs créativités, leurs techniques, leurs présentations mais je m’interdis de les copier. Si quelque chose me plaît, je l’emprunte mais j’essaye de l’adapter à ma personnalité. Et si je n’y arrive pas, je laisse tomber cet effet. Etre soi-même est déjà si difficile, alors pourquoi se compliquer la vie en voulant être quelqu’un d’autre !

Comprendre ou se laisser aller
« Les hommes ont peur du libre arbitre qui est, pourtant, le seul état d’esprit possible pour l’enregistrement du beau. Victimes d’une époque critique, sceptique, intelligente, ils s’acharnent à vouloir comprendre au lieu de se laisser aller à leur sensibilité. » [Fernand Léger]

Je pense que le regard du spectateur est de moins en moins vierge. Il a l’habitude via la télévision ou le cinéma de rentrer facilement en contact avec la magie. Il ne doit plus faire l’effort de se rendre dans une salle de spectacle pour assister à la prestation d’un artiste, le spectacle s’offre directement à lui. Le magicien rentre chez lui par l’écran et parvient à le charmer ou à ne pas le charmer suivant le cas. Son regard est donc de plus en plus éduqué (bien ou mal) par ce qu’il a vécu dans son passé. Je dirais même plus, celui qui pense avoir tout vu, tout entendu sera difficile d’accès. Il s’enfermera dans sa prétendue expérience de la magie ou de tout autre art et il sera difficile de susciter un quelconque intérêt chez lui. Pour lui un tour de cartes restera un tour de cartes, et il ne pourra pas saisir toutes les nuances qui peuvent exister entre un effet et un autre effet.

Nous savons tous combien il est difficile de créer l’atmosphère magique, car si le spectateur pense avoir trouvé une solution à notre effet - même si il est à des kilomètres de la véritable solution - il nous est dès lors impossible de la créer. Alain Beltzung dans son livre "Le traité du regard" [1] nous dit : « Nous n’avons vraiment peur que de ce que nous ne connaissons pas. C’est d’ailleurs pourquoi expliquer nous rassure. L’explication est un type de représentation qui n’a pas toujours besoin d’être juste pour fonctionner, son rôle étant en effet de fournir un apaisement à l’angoisse de ne pas comprendre ».

Il est donc naturel pour l’esprit humain de vouloir comprendre, ça le rassure - même si ce qu’il croit comprendre n’est pas vrai. Alors, comment pouvoir détourner cette forme de pensée ? Si dès le début d’un spectacle l’artiste démontre son talent par l’incroyable adresse qu’il a créé ses illusions sans prétendre être le plus beau, le plus adroit et le plus intelligent, le spectateur normal abandonnera son envie de résister à la magie (et au magicien) en voulant à tout prix comprendre. Il se laissera aller à suspendre son esprit rationnel pour profiter du pectacle en s’émerveillant (c’est aussi une preuve de son intelligence). [à suivre...]


[1] Question de - Albin Michel

 
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