Notre Maître Arturo de Ascanio disait que le naturel est l’invisibilité
d’une action secrète pour une autre connue. Il ajoutait que c’était le
moyen le plus grand que la technique possède pour être parfaite. Il nous
conseillait de rejeter tous les gestes ou mouvements anti-naturels afin
de pouvoir créer cette atmosphère magique qui nous fait tant rêver.
Tous ces conseils sont judicieux mais la question qui me vient à
l’esprit naturellement - c’est le cas de le dire - est de justement
savoir quelle est la définition du naturel ? Est-ce être soi-même ? Si
tel est le cas, je ne peux évidemment pas emprunter le naturel de mon
voisin. J’en déduis donc que chacun d’entre nous possède un naturel
différent. Et j’ajoute que ce qui sera accepté comme une gestuelle
naturelle pour l’un ne le sera pas pour l’autre. La manière dont Lennart
Green, par exemple, manipule les cartes est certainement perçue comme
naturelle chez lui mais ne pourrait certainement pas convenir à tout le
monde ; sans parler de la difficulté technique, bien entendu.
Si je poursuis ma réflexion un petit peu plus loin, j’ajouterais que le
fait d’être devant un public nous induit à être plus expressif, plus
énergique que dans notre vie de tous les jours (Juan Tamariz ne
serait-il pas le plus bel exemple ?). Dans notre vie quotidienne, nous
faisons des choses de manière automatique, sans y apporter une
concentration extrême. Il peut même nous arriver de ne pas être
conscient de tous nos actes. Qui n’a pas été témoin d’un ami qui
cherchait ses lunettes, alors qu’il les avait sur le nez ? Est-ce de la
distraction ? Certainement ! Je pense qu’il nous est tout naturellement
difficile de vivre exclusivement dans le présent, parce que 1000 pensées
arrivent dans notre esprit, le traversent en même temps que nous
accomplissons nos tâches journalières. A part les moines zen, qui a la
prétention de dire qu’il est capable de vivre 24h/24h dans le présent ?
Et même eux je doute qu’ils y arrivent !
Donc, quand je suis en représentation devant un public je me transforme
physiquement et psychologiquement. Ma vie de tous les jours est
effectivement différente de ma vie scénique. C’est toujours moi, mais
c’est aussi un autre moi.
Une autre réalité.
A côté de ma vie privée, il y a ma vie scénique où je représente la vie
dans une réalité différente. Je me souviens de mes premiers pas à la
télévision belge comme présentateur d’un talk-show quotidien [1] où je voulais être moi-même sans artifice. Après avoir visionné quelques
émissions, je me suis aperçu que le chemin que j’avais commencé à
parcourir n’était pas le bon. Il manquait quelque chose à ma
présentation. Elle n’était pas aussi énergique que je l’imaginais et mon
rythme de travail n’était pas aussi soutenu que je le pensais. Entre ce
que je pensais faire et ce que je me voyais faire, il y avait une petite
différence qui faisait toute la différence (comme quoi l’image mentale
que nous avons de nous-mêmes ne correspond pas toujours à la réalité !).
J’ai donc commencé à accentuer ma présentation par un rythme légèrement
plus rapide, un port de voix plus soutenu et une énergie au dessus de la
moyenne, et j‚ai pu constater que l’enchaînement des séquences était
plus agréable à la vue et à l’oreille.
Je pense que, dans la même lignée, les acteurs de cinéma doivent aussi
être plus vrais que nature. S’ils jouaient tous le "naturel" de la vie
quotidienne, le cinéma n’aurait peut-être pas le succès qu’il a
aujourd’hui. Ce que les spectateurs recherchent, l’espace d’une séance,
c’est d’échapper à leur vie quotidienne qui, souvent, n’est pas très
excitante. Ils veulent vivre quelque chose qui sorte de l’ordinaire, et
nous avons, nous aussi, le pouvoir de leur présenter une réalité
différente de la vie de tous les jours. Je suis convaincu qu’il existe
une réalité de la scène qui est différente de celle de la vie mais qui
est mieux acceptée dans l’esprit de nos spectateurs. Si l’artisan est
bon et son spectacle est bien interprété, ils seront prêts à suspendre
leur incrédulité et à accepter cette réalité différente qui peut
engendrer un naturel scénique pas si naturel que ça en vérité.