LE ROYAUME DES OMBRES
1 - LES THEATRES
D'OMBRES
La nuit favorise la libération de l'inconscient.
L'ombre est une portion de nuit chargée de
mystère et de symboles. En Sibérie, les
Toungouses s'interdisent de marcher sur l'ombre d'autrui
tandis que, pour les Iakoutes, l'ombre
d'un humain est l'une de ses trois âmes et on interdit
aux enfants de jouer avec. Chez les Indiens
d'Amérique du Nord, l'ombre et l'âme se
détachent du corps d'un mourant. L'âme me gagne
le royaume du loup, mais l'ombre veille à
côté de la tombe et reste en relation avec les
vivants. La tradition veut que l'homme qui vend son
âme au diable perde son ombre. La littérature
et le cinéma fantastique nous ont appris que les
vampires, sous leur apparence charnelle, n'avaient pas
d'ombre (le cinéaste allemand Murnau transgressa
cette règle dans son "Nosfératu" ce qui
troubla bien des puristes du "fantastique").
Si les théâtres d'ombres semblent avoir
trouvé leur origine en Asie, il est difficile de leur
déterminer avec précision une date de
naissance. Il se pourrait que les premières
représentations de ce type de spectacle se situent en
Chine environ un siècle avant notre ère,
d'où le nom d'ombres chinoises qui leur fut
attribué. Mais parmi les nombreuses légendes
qui relatent, toutes de façon différente, la
création des ombres animées, certaines
permettraient de situer leur conception aux Indes durant le
deuxième millénaire avant notre ère.
Devant de telles divergences, nous nous contenterons
d'écrire qu'il s'agit d'une forme d'expression
artistique fort ancienne qui naquit en Orient et qui a sans
doute une origine magique et religieuse. Elle consiste
à donner du mouvement et une apparence vivante
à des silhouettes dont l'ombre est projetée
sur un écran.
En Europe, les théâtres d'ombres firent leur
apparition au milieu du XVIIIe siècle en Italie et en
Allemagne, pour finalement débuter en France
grâce à François-Dominique
SERAPHIN, à l'hôtel Lannion de Versailles.
Le jeune artiste arrivait de sa Lorraine natale et,
grâce à une publicité fort spirituelle
affichée sur les murs de Paris, attira le public
curieux de la capitale. Sa renommée intrigua la reine
Marie-Antoinette qui l'engagea pour donner trois
représentations à la cour durant le carnaval.
Son succès confirmé, Séraphin obtint du
roi l'autorisation de s'installer en 1784 au Palais Royal
à Paris, avec son équipe de seize
manipulateurs, sous l'enseigne "Ombres chinoises et jeux
arabesques du Sieur Séraphin, breveté de sa
majesté". Après la révolution, il
retourna sa veste en changeant le nom de son
établissement qui devint "Le théâtre des
Vrais Sans-Culottes" avec un répertoire de
saynètes animées où on guillotinait
gaillardement les ennemis de la république. A la mort
de Séraphin en 1800, la direction fut reprise par des
membres de sa famille avec des spectacles
dépolitisés destinés aux enfants. On
chuchotait que l'obscurité, indispensable pour ce
spectacle, était favorable aux heureuses rencontres
et un critique alla jusqu'à écrire que "les
enfants s'y amusaient tout haut et que les bonnes d'enfants
s'y amusaient tout bas".
A la même
époque la "machine de Lavater" (prémices de la
photographie) était une attraction nouvelle. On
s'asseyait sur un fauteuil entre une bougie et une glace
dépolie sur laquelle était fixée une
feuille de papier fin. Un graphiste dessinait sur celle-ci
la silhouette de la personne, projetée en ombre, dont
il n'avait qu'à suivre les contours. L'inventeur du
procédé (un suisse de Zurich nommé
Lavater) ajoutait à la réalisation du portrait
une étude du caractère du sujet par la
"physionomie". (Rappelons que le spirituel chansonnier
contemporain Léo CAMPION avait
édité un "Traité de
rétrophysionomie" par lequel il étudiait la
personnalité suivant la forme des fesses !).
C'est en 1863 que le journaliste (auteur de pièces
de théâtre) Lemercier de NEUVILLE reprit
les spectacles d'ombres pour le public adulte grâce
à des textes plus élaborés.
Ce fut enfin le peintre
Rodolphe SALIS qui, au théâtre du Chat
Noir, de 1886 jusqu'à l'avènement du
cinématographe en fin de siècle, connut un
triomphe avec des spectacles d'ombres d'une
créativité luxuriante qui partirent à
diverses reprises en tournée dans le monde entier.
Caran d'ACHE (qui se produisit également au
Musée Grévin), Henri RIVIERE, Jean
RICHEPIN, Adolphe WILETTE, Maurice DONNAY
(futur académicien) ainsi que de nombreux musiciens,
poètes, dessinateurs, peintres, s'exprimaient au
cabaret du Chat Noir. Rodolphe Salis régnait en
monarque sur sa troupe pour laquelle il exigeait des
égards exceptionnels lorsqu'elle se
déplaçait. Il s'était attribué
le titre d'empereur de Montmartre et attribuait à ses
collaborateurs des distinctions bouffonnes de sa
création comme "médaille des
épidémies". Il traitait avec mépris son
public qui en "redemandait", raillant les spectateurs lors
de leur entrée dans la salle qui était pleine
à craquer chaque soir.
L'ombromanie (art des ombres formées avec les
mains) fit son entrée sur les scènes de
music-hall et café-concert vers la fin du XIXe
siècle. Les ombromanes les plus connus en France
furent THEO (par les ouvrages qu'il publia sur le
sujet) et TREWEY qui atteint à une
célébrité internationale. Ce dernier,
cité fréquemment comme artiste anglais (le W
de son pseudonyme créa la confusion), est en
réalité français (Félicien
Trevey est né à Angoulême et
décédé à Asnières). Il
faut dire également qu'il se produisit beaucoup en
Grande-Bretagne où il fut le premier à
organiser des représentations publiques du
cinématographe Lumière à l'Empire
Théâtre. Ses prestations scéniques
comportaient des illusions, le papier multiforme, le chapeau
de Tabarin et les ombres avec lesquelles il caricaturait,
entre autres, les célébrités de
l'époque (Bismarck, Gambetta, Thiers, Emile Zola,
etc.).
Le français CHASSINO (père), dont la
carrière se déroula aux U.S.A. fut
considéré durant de nombreuses années
comme un cas unique dans la discipline de l'ombromanie. Il terminait son exhibition
couché sur un support d'antipodiste et utilisait ses
pieds pour dessiner animaux et personnages en ombres sur son
écran. En 1985 lors d'un galas du congrès de
la FISM à Madrid on pouvait toutefois applaudir les
remarquables ombromanes à 4 mains Sonny FONTANA et
SUSANA (Venezuela) qui exécutaient
également quelques figures avec leurs pieds.
Parmi les meilleurs ombromanes, il faut citer les
pensionnaires du St George's Hall de Londres, Louis
NIKOLA et David DEVANT, ainsi que l'ex-assistant
de ce dernier, Max HOLDEN, considéré
comme le créateur des "ombres en couleurs" en 1914.
En France CAMILL' figura souvent au programme des
tournées de BENEVOL sous les appellations de
"l'homme silhouette" ou de "Prince des
ténèbres".CAROLUS commentait sa
prestation en cultivant son accent du sud-ouest qui donnait
une forte personalité à son numéro.
Géo TEROS parlait lui aussi en dessinant sur
un rond de lumière avec la gouaille moqueuse du
parisien endurci qu'il était. Il y eut
également FERNANDINI, les acrobates
BARTROS avec leurs anaglyphes (ombres en relief,
attraction qui figura également en vedette au
programme du célèbre théâtre
forain Collinet, ainsi qu'au Casino de Paris en 1923), le
trio espagnol des JOANNYS (2 hommes, 1 femme, en
tenues de soirée) qui fut longtemps à
l'affiche des plus grands cabarets et music-halls (entre
autres, leur parodie de "la corrida" est ce qui s'est fait
de mieux dans le genre), Primo GROTTI, Claude JAN (illustration ci-dessous),
l'hindou Bablu MALIK, les BLACK-FINGERS, la
compagnie PATCHWORK, ROGELLO qui porta ses
ombres en couleurs jusqu'au Japon, Pascal BODOIN
(première illustration) qui enthousiasma le
public du Paradis Latin et bien d'autres qui
cultivèrent la sculpture lumineuse sur une
chorégraphie digitale pleine de poésie.
N'oublions pas Arturo BRACHETTI qui change de costume
pour chaque ombre en passant derrière son
écran.
Mais les magiciens utilisèrent les contrastes de
lumière et ténèbres pour de nombreuses
illusions que nous évoquerons dans le prochain
chapitre.
Maurice SALTANO
(à
suivre...)
2 - REVES EN NOIR
ET BLANC
Il serait présomptueux de situer les origines du
truc de la "Magie Noire" qui, comme
le cinématographe et à la même
époque, semble avoir connu des naissances
simultanées en divers pays.David DEVANT est
formel en indiquant l'acteur allemand Max AUZINGER
comme l'inventeur du procédé en 1885 lors de
la répétition d'un mimodrame à Berlin
(le visage d'un acteur noir n'étant pas visible
à la fenêtre d'un cachot tendu de la même
couleur). Cet artiste présenta par la suite cette
illusion sous le pseudonyme de BEN-ALI-BEY.
Buatier de KOLTA utilisera le principe à
l'Egyptian Hall de Londres partir du 25 Décembre 1886
tandis que CARMELLI, au même moment, le
créait au tout jeune Musée Grévin
à Paris.
Tous les illusionnistes connaissent le système
utilisé qu'on peut résumer, comme on le lisait
dans les nombreux ouvrages qui ont décrit le
procédé : "Noir sur noir ne se voit pas". La
scène doit être tendue de noir,
l'éclairage à l'avant scène ne couvrant
qu'un angle réduit, en façade, et
éblouissant légèrement les spectateurs.
Les opérateurs, inconnus du public, sont
complètement vêtus de noir, avec des gants et
cagoules. Par contre le magicien et les personnages qui
doivent être visibles du public sont en blanc. Depuis
la fin des années 40, l'arrivée de la
lumière noire (tubes et ampoules) améliora
considérablement le procédé et permit
d'utiliser la couleur pour les costumes et accessoires
(voire même les maquillages) fluorescents.
ALBER qui, au début de ce siècle, se
produisait beaucoup en séances privées dans
les salons de la bourgeoisie parisienne, présentait
le spectacle de la "magie noire" à quelques
mètres des spectateurs, se faisait disparaître
lui-même sous un voile blanc à l'issue de son
numéro. Pour une soirée où il avait
installé ses paravents devant un fenêtre, il
raconte dans ses mémoires comment il put,
s'échappant par le balcon, réapparaître
derrière les spectateurs médusés.
DICKSONN (son identité véritable
était "Comte de St Genois du Grand-Breucq") utilisa
le principe de la magie noire, pour le spectacle qu'il
présenta sur la scène parisienne du
théâtre des Variétés, sous
l'appellation : "Sorcellerie Russe". Le journal "Le
siècle", commentant la première
représentation, assurait que le public offrit
à l'artiste une ovation d'un quart d'heure à
la fin de ce numéro.
La "magie noire", victime de son succès, fut un
peu oubliée, jusqu'en 1955 où on pouvait applaudir
à Lyon au théâtre des Célestins
le plus grand spectacle d'illusionnisme jamais produit en
France : la revue de l'allemand KALANAG. Un des
tableaux utilisait le principe du "Théâtre
Noir", devant une gigantesque toile d'araignée
phosphorescente, pour une danse macabre de squelettes,
papillons de nuit et chauves-souris issus d'un sarcophage
dont le couvercle se soulevait avec de sinistres
grincements. Au cours de cette diabolique sarabande les
squelettes se désarticulaient et leurs têtes
partaient en volant au dessus des spectateurs pour revenir
à leur emplacement primitif et pour qu'enfin ces
sinistres danseurs regagnent le cercueil d'où ils
s'étaient échappés.
André SANLAVILLE
(à qui on devait la venue en France de Kalanag) eut
l'idée de remettre en scène le "black theater"
et d'en faire le clou de son Festival de Magie en engageant
l'allemand SAMBALO qui avait tiré le maximum
du procédé et rajeuni les effets
traditionnels. Ce numéro continua sa carrière
avec des idées sans cesse modernisées, sous
les noms de ZORINDRA puis d'Omar PACHA qui
reste un des meilleurs visuels survivant actuellement
(grâce à Ernest Ostrowsky).
James HODGES affectionna ces prodiges opposant
obscurité et lumière notamment pour son
"Théâtre d'ombres de Java", au cours du
récital de Michel Polnareff à l'Olympia
(chanson sur le thème du cirque), pour "l'apparition
des spectres" durant le spectacle du "Grand Guignol" de
Christian Fechner ainsi qu'à la
télévision dans plusieurs émissions de
Gérard Majax.
Il y eut une bonne initiative de reprise modernisée
de la magie noire au Musée Grévin avec
FLORIDOR. Actuellement, utilisant ces techniques, on
connaît les excellents numéros "Les
BLACKWITTS" (artistes tchèques, une des perles
rares du Crazy Horse), les excellents lyonnais "Les
ENIGMES" créateurs d'effets très
personnels, "Les FAIRYLAND'S" (un
théâtre noir animé par Joo
PATRICK et son épouse, avec une autre version
sous le titre de "Sorcellerie noire"). La technique fut
excellemment utilisée par les compagnies de
marionnettes de G. LAFAYE, Philippe GENTIL,
LIGHT FINGERS, Pierre TRUFFET ("Tonton
Walter") etc.
James Hodges a relevé plusieurs illusions qui sont
en définitive des dérivés de la "magie
noire" (noir sur fond noir avec toujours des
éléments brillants éblouissant le
spectateur) : tête disparue dans boîte aux
poignards, disparition de moto dans un filet
métallique, etc. On trouve également la
disparition d'un personnage sur une échelle
chromée et le buste qui se balance sur un
trapèze (vieille illusion que reprirent SIEGFRIED
and ROY).
On peut relever le numéro des "Ombres
matérialisées" en vente sur le catalogue de
Dickmann-Minalono (début des années 30). Ce
truc avait été au programme de
l'américain Horace GOLDIN et heureusement
filmé ce qui nous permet de l'apprécier
actuellement grâce aux vidéos. Goldin projetait
des ombres à la main sur des feuilles de papier blanc
tendues sur des cadres. Pour chaque ombre le magicien
crevait l'écran de papier et la ressortait
"matérialisée" (oiseau, canard, renard).
OKITO présentait également cette
illusion et son fils FU-MAN-CHU eut à son
programme l'ombre d'une femme devenant "vivante". A
l'inverse de l'effet ci-dessus certains magiciens
plaçaient un écran devant leur sujet,
éclairé de l'arrière par un projecteur,
et dont on continuait à voir la silhouette
jusqu'à la seconde de sa disparition. De VILLE
décrit un procédé un peu simpliste dans
l'ouvrage de Robelly "Galerie Magique". Nous avons vu cet
effet, merveilleusement présenté par Kalanag,
avec sa partenaire Gloria dont il exigeait un strip-tease,
en ombre, derrière un store blanc (Kalanag
récupérait les sous-vêtements que lui
tendait Gloria, en ombre, lors de son deshabillage). Un
spectateur compère hurlait alors, depuis les balcons
: "lève le store !", ce qui provoquait
l'hilarité générale. Kalanag levait le
store, Gloria avait disparu et réapparassait au fond
de la salle, vêtue d'une courte veste de fourrure.
Le catalogue Dickmann propose
également "L'homme qui abandonne son ombre" : un
projecteur éclaire par l'arrière un petit
écran suspendu, le magicien se place entre la source
de lumière et l'écran sur lequel le haut de
son corps se projette en ombre de profil. Brusquement il
revient à l'avant scène, mais son ombre reste
sur l'écran puis s'estompe peu à peu. Personne
ne semblait s'être intéressé à ce
tour (sauf Blackstone qui l'aurait eu à son
programme) lorsque l'hindou SORCAR le présenta
lors de son passage au Théâtre de l'Etoile en
1955 (les critiques de l'époque
n'apprécièrent pas cet effet
présenté, parait-il, de façon peu
convaincante).
L'illusion baptisée "Eve" est une des apparitions
les plus poétiques. Utilisant l'ombre portée
de l'intérieur d'une cabine vide et translucide, elle
s'achève par une création de la femme. Les
frères ISOLA, ANDREOR, et plus
récemment Jan MADD surent faire rêver le
public avec ce merveilleux effet. En Allemagne, MARVELLI fit
exécuter un strip-tease par sa partenaire
derrière un paravent translucide, pour la faire
disparaître et réapparaître
simultanément derrière un paravent identique
situé vis à vis de l'autre.
Dominique WEBB, dans sa revue à Mogador,
faisait diminuer en ombre un cheval et son cavalier cow-boy
pour retouver un nain et un poney. Juan MAYORAL peut
enlacer l'égérie qui inspire son
numéro, en final, sur une projection de silhouettes.
Quant à David COPPERFIELD il aura
utilisé l'ombre projetée pour ses plus grands
défits ; traversée de la muraille de Chine,
ascenseur, ventilateur et surtout l'époustouflante
réapparition des spectateurs de la cabine spirite.
Enfin, parmi les merveilles créées sur des
jeux d'obscurité et de lumière, l'ampoule
électrique volante de BLACKSTONE, utilisant
des moyens techniques très simples, reste un des plus
beaux effets magiques présentés jusqu'à
ce jour.
Maurice SALTANO
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