Nous avons bien connu Maurice Dagbert, partageant avec lui l'affiche du Festival de la Magie. Il fut un phénomène contemporain du calcul, refusant d'effectuer la moindre opération arithmétique en dehors de la stupéfiante démonstration qu'il présentait au public, une à deux fois par jour. Nous étions obligés d'effectuer nous mêmes la division, stylo en main, lorsque nous calculions notre quote-part de la note de restaurant où les artistes mangeaient en commun avant le spectacle. Il nous conta que, à 11 ans, écoeuré par ses mauvaises notes en calcul, il abandonna l'école pour entrer dans la vie active. Son instituteur avait pour habitude de lui administrer des zéros et des punitions. Dagbert donnant les solutions à l'énoncé même des problèmes, sans effectuer de calcul, il semblait évident qu'il trichait et s'était procuré par avance la solution. En réalité il était déjà capable, à cette époque, d'extraire de tête la racine cubique d'un nombre de neuf chiffres. Une académie scientifique du nord, où il résidait, proposa de l'examiner. Le professeur Esclangon, célèbre astronome, lui demanda à quelle date tomberait Pâques en l'an 5.702.285. Le 22 Mars, répondit Dagbert. On fit le calcul et sa réponse s'avéra exacte. Le jeune garçon, qui travaillait dans une sucrerie, prit des leçons de violon et se familiarisa rapidement avec cet instrument au point d'entrer dans l'orchestre des Arts de Calais où, durant les week-ends, il accompagnait les spectacles qui se produisaient dans cette ville. Entraînant Dagbert par le bras Inaudi partit pour une longue promenade dans les rues désertes de Calais où, jusqu'à l'aube, ils jonglèrent avec les binômes, racines et décimales. Deux cerveaux extraordinaires s'étaient rencontrés et avaient mutuellement trouvé l'interlocuteur qui, jusqu'alors, leur avait fait défaut. La démonstration de Dagbert trouvait très bien sa place dans les programmes du "Festival de la Magie". Mais le voyant ainsi encadré par des illusionnistes, certains spectateurs avaient quelquefois tendance à croire qu'il utilisait une machine à calculer en coulisses (les résultats auraient ainsi pu lui être communiqués par un micro et une oreillette, ou visuellement par un écran caché du public, dans la rampe d'éclairage). Lorsque quelqu'un évoquait cette possibilité cela le mettait dans une froide colère. Dans le cabaret d'un casino, en Suisse, un spectateur éméché se leva à la fin de son numéro le mettant au défi de renouveler la lecture finale de tous les chiffres figurant sur le tableau, ceci en venant s'installer à sa table. Dagbert accepta le challenge sous réserve que, en cas de réussite, le perturbateur offre le champagne à l'ensemble des spectateurs. Pari accepté ! Dagbert, assis dans la salle face à son antagoniste, dos au tableau qui restait sur scène, récita sans erreur une nouvelle fois la multitude de chiffres qui faisait l'objet du litige. Beau joueur, son adversaire commanda le champagne pour tous les spectateurs, sans oublier Dagbert. Ce dernier termina le combat en beauté en redonnant tous les chiffres du tableau, de mémoire, mais en commençant par la fin. Ce fut une soirée mémorable... Le 25 Août 1961, Jean Nohain présenta à la télévision dans son émission "Rue de la Gaîté" un industriel de la Meuse, Ernest MOINGEON, illusionniste amateur et calculateur prodige. Son succès fut extraordinaire et, dopé par les applaudissements, Monsieur Moingeon commit l'imprudence d'annoncer qu'il lançait un défi et offrait un millions de francs (de l'époque) à toute personne susceptible de réaliser les mêmes exploits cérébraux. Piqué au vif par ses supporters du Pas de Calais, Maurice Dagbert releva le défi. Le soir de la rencontre, Ernest Moingeon avait rédigé un chèque à l'avance, conscient de la témérité de son pari. Il le remit à Dagbert après qu'il eut réalisé en quelques secondes l'extraction de racines cinquièmes. Celui-ci, en grand seigneur, annonça qu'il faisait don de la somme à des oeuvres de bienfaisance. Ce combat entre les deux gladiateurs du calcul avait fait s'enthousiasmer toute la France. Dagbert se connaissait des cousinages plus ou moins éloignés, dans toutes les régions de France. Bien organisé, il prévenait ses parents de son passage prochain par un courrier approprié, ce qui lui valait de fréquentes invitations à déjeuner au cours des tournées du "Festival". Il s'excusait auprès des artistes de la troupe : «Je ne serai pas des vôtres demain à midi, je suis invité chez des cousins...» Nous étions sur une fin de semaine au théâtre du Gymnase à Marseille. Dagbert avait déclenché la traditionnelle invitation pour le dimanche à midi. Lorsqu'il arriva en coulisse pour la matinée il était congestionné. Ses joues étaient écarlates et on comprit rapidement qu'il n'avait pas bu de l'eau minérale. «Mes amis, je me suis tapé une de ces choucroutes garnies...», disait-il en se frappant l'estomac avec le plat de la main. En scène, il commença à se tromper, tenta de corriger ses erreurs puis, en pleine transpiration, se mit à commettre des fautes grotesques dans les opérations les plus simplistes. Les rires commencèrent à fuser dans la salle. Même les enfants s'esclaffaient. Brusquement il se ressaisit et, avec le torchon prévu à cet effet, effaça tous les chiffres qu'il avait jusqu'alors écrits sur son tableau. Il s'excusa auprès des spectateurs et reprit son numéro depuis le début avec d'autres nombres. |
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